Stéphane Mallarmé habite au 89 de la rue de Rome, près de la gare Saint-Lazare, dans un modeste appartement qu'il occupe avec sa femme et sa fille. Le bruit des trains s'élève parfois jusqu'à ses fenêtres, comme un prélude et une invitation au voyage ainsi qu'au rêve.
Quelle que soit l'époque, se déplacer dans notre belle capitale n'est pas chose aisée : j'arrive au pied de l'immeuble du poète en retard, à moitié essouflée, en rangeant mon chronolabe dans mon sac. Plus que quatre étages à escalader...
Stéphane Mallarmé m'ouvre sa porte avec un sourire délicat. Les présentations sont rapidement faites ; homme élégant, courtois, de grands yeux brillants, une moustache et une barbe plutôt généreuse, à la mode de son temps.
Une cravate en soie noire, au col de sa chemise blanche, prend des airs de papillon prêt à s'envoler.
Il m'accueille en me disant qu'aujourd'hui, c'est la première fois qu'une poétesse vient lui poser des questions, et qu'il s'en trouve ravi : les femmes d'aujourd'hui s'intéressent donc à sa plume.
Son chat passe entre ses jambes : "Les chats sont faits pour emmagasiner la caresse" me dit-il en souriant avant de me proposer un siège. Je regarde la liste des questions que j'ai préparées, en me disant que le Maître me réservera des surprises ; alors, autant commencer tout de suite...
Stéphane, un chanteur et poète a écrit un jour :
"La musique a parfois des accords majeurs, qui font rire les enfants,
mais pas les dictateurs". Pour vous, un poète doit-il être engagé ?
Stéphane me dit qu'il ne connait pas ce poète, et ajoute avec sa belle voix que, depuis les origines :
Ecrire, c'est déjà mettre du noir sur du blanc...
C'est à dire ?
Un poème est un mystère dont le lecteur doit chercher la clef.
Nommer un objet, c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite
du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve.
Cela paraît éloigner la poésie du commun des mortels, non ?
Le devoir est de vaincre... Vaincre le hasard mot pour mot.
Et ce hasard, l'avez-vous souvent vaincu ?
Un grand écrivain se remarque au nombre de pages qu'il ne publie pas...
Stéphane, êtes-vous un homme heureux ?
La chair est triste hélas, et j'ai lu tous les livres...
La peau de Nana, dont nous avons tous caressé le grain....
Une petite lueur s'allume dans son regard ; preuve que certains livres peuvent être relus, peut-être ?
De l'amour au bonheur, la distance est-elle grande ?
L'amour, quel autre mot pourrait donc venir donner une enveloppe verbale adaptée de nos
spiritualités...
Et l'âme ?
Toute âme est une mélodie qu'il s'agit de renouer.
Vous avez oeuvré dans tous les genres majeurs :
poésie, prose, et même pièces de théâtre.
Tout écrivain complet aboutit à un humoriste ! me répond t-il en riant.
Pourriez-vous développer cette réponse ?
L'enfantillage de la littérature jusqu'ici a été de croire, par exemple, que
de choisir un certain nombre de pierres précieuses et en mettre les noms sur le papier,
même très bien, c'était faire des pierres précieuses. Eh bien ! non ! La poésie consistant à
créer, il faut prendre dans l'âme humaine des états, des lueurs d'une pureté si absolue que,
bien chantés et bien mis en lumière, cela constitue en effet les joyaux de l'homme : là, il y a
symbole, il y a création, et le mot poésie a ici son sens ; c'est, en somme, la seule création
humaine possible. Et si, véritablement, les pierres précieuses dont on se pare ne manifestent pas
un état d'âme, c'est indûment qu'on s'en pare...
Le Chronolabe de Sofia. |
Il me propose ensuite une tasse de thé, et nous parlons quelques instants
à bâtons rompus. Il me parle de sa femme qu'il aime profondément, de sa fille, et de sa crainte
qu'une mort prochaine ne les sépare. Cette crainte est renforcée par le récent décès d'une amie
peintre impressionniste, dont il termine actuellement la préface du catalogue des oeuvres. Il ne peut s'empêcher
de me donner les premiers mots du texte qu'il prépare :
"Paris la connut peu, si sienne, par lignée et invention dans la grâce..."
C'est clair : Stéphane ne cessera jamais d'être un Maître... Mais le temps passe vite sur le cadran de mon chronolabe, et, sur le pas de sa porte, je lui pose une dernière question.
Pour conclure, la vie pour vous est...
Au fond, voyez-vous, me dit-il en me serrant la main, le monde est fait pour aboutir à un beau livre...
Nota :
Les propos de Stéphane Mallarmé sont authentiques et n'engagent que lui...